Grands événements
Aux origines de la fête de la Saint-Jean-Baptiste
par Éric Major, historien à Pointe-à-Callière
La fête de la Saint-Jean-Baptiste – ou fête nationale du Québec – survient chaque année, le 24 juin, sous d'heureux auspices puisqu'elle a lieu au moment où les jours atteignent leur pleine longueur. Coïncidant avec le solstice d'été, souligné par des cultes païens remontant à la nuit des temps, l’événement fut d’abord célébré pour rendre hommage à la lumière et à la force solaires, mais aussi, pour honorer l'amorce de la saison agricole.
Naturalisée si l’on peut dire par l’église chrétienne, et transmutée par elle en fête religieuse, cette tradition bien ancrée dans la métropole française, se répercute jusque dans la colonie de la Nouvelle-France où l’on mentionne la tenue de spectaculaires flambées nocturnes accompagnées de généreuses libations populaires. Ces feux étincelants sont en effet signalés occasionnellement dans les pages des archives coloniales, par exemple, le soir du 23 juin 1636 alors que le gouverneur Montmagny consacre le bûcher juste avant qu'on attise les flammes, moment triomphal et festif encadré par une retentissante salve de mousquets.
Événement liturgique, la Saint-Jean-Baptiste prend durant le régime anglais une nouvelle signification pour les Canadiens français qui décident d'en faire un projet d’alliance et de fête nationale. C’est en effet le 24 juin 1834, à l’instigation de Ludger Duvernay, journaliste, qu’un banquet est organisé rue St-Antoine, à Montréal, pour présider à la destinée d’une société patriotique vouée à la notoriété du fait français au cœur du continent américain, rencontre qui prend bien vite un tour très politique. Ils sont soixante convives, parmi lesquels l’avocat John McDonnell, Louis-Hippolyte Lafontaine, Édouard-Étienne Rodier, l’étudiant George-Étienne Cartier, sans oublier un certain Jacques Viger, maire de Montréal.
L’historien Robert Rumilly rapporte qu’à cette occasion, le maire Viger aurait entonné allègrement ces trois couplets d'un auteur anonyme exaltant « les Français dont nous descendons » :
« Ils ont frappé la tyrannie, / Nous saurons l'abattre comme eux. / Si le sort désignait une race ennemie / Veille sur nous, saint Jean, fais-nous victorieux. »
C’est ainsi que les participants, galvanisés par leur noble dessein, remanient la célébration annuelle de la Saint-Jean-Baptiste pour en faire un point de ralliement civique et un lieu de convergence national. Deux jours plus tard, le journal La Minerve en fait un compte rendu circonstancié, tout comme Le Canadien, journal de la capitale, qui rapporte avec enthousiasme : « C'est avec attendrissement que nous avons lu le rapport d'une réunion patriotique à Montréal, à l'occasion de la fête de la Saint-Jean-Baptiste, qu'on a érigée en fête patronale. »
À Montréal, elle est bientôt l'occasion de processions et donne lieu, à compter de 1843, au légendaire défilé, le tout avec l’appui indéfectible d’anciens patriotes qui souhaitent coaliser les Canadiens et stimuler leur ardeur politique et nationale comme le font déjà les Anglais à la Saint-Georges, les Écossais lors de la Saint-André, ou encore, les Irlandais sous la bannière de la Saint-Patrick.
C’est justement le 9 juin 1843, à l’intérieur du marché Sainte-Anne, que naît officiellement l’Association Saint-Jean-Baptiste de Montréal à l’initiative de Ludger Duvernay, lors d’une imposante assemblée qui réunit pratiquement tous les notables canadiens-français de la ville. Considérée comme une société de bienfaisance ayant pour mission «d’aider et de secourir les personnes d’origine française et de contribuer à leur progrès moral et social», elle formule ses principes et lignes d’action la même année, tandis que sa charte officielle sera adoptée quelques années plus tard, soit durant l’effervescente année 1849.
Traditionnellement amorcée par une messe solennelle, la Saint-Jean donne également lieu à de copieux banquets et à des discours vibrants et enflammés où alternent les hymnes (Ô Canada, mon pays, mes amours), des hymnes et poèmes (Le drapeau de Carillon) ou encore, des chansons du cru (Un Canadien errant, Vive la Canadienne). La Saint-Jean fait désormais place à des défilés de plus grande envergure suivant un trajet balisé par des sapins et largement parsemé de bannières, de drapeaux, d’arches de triomphe, de symboles divers comme le castor ou la feuille d’érable, alors que des guirlandes et des lanternes chinoises sont suspendues aux branches des arbres.
Puis, à partir de 1870, sur le modèle européen, s’ajouteront les fameux chars allégoriques qui adopteront progressivement une couleur plus typique et locale. En 1855, les figures tutélaires peuplant les processions varient beaucoup, faisant apparaître tour à tour des personnages archétypaux liés à l’épopée historique de la Nouvelle-France. C’est cependant en 1868 que s’affirme la figure primordiale et bien incarnée d’un saint Jean-Baptiste, figure tellement populaire, nous apprend l’historien Jean Provencher, «qu’il y aura des parades qui comprendront jusqu’à trois saints Jean, ce qui obligera en 1902 la Société Saint-Jean-Baptiste à passer un règlement défendant la présence de plus d’un saint Jean-Baptiste à l’intérieur d’un même défilé.» En 1908, à l’occasion du tricentenaire de la fondation de Québec, le pape Pie X proclame que saint Jean-Baptiste est officiellement le saint patron des fidèles canadiens-français, une annonce accueillie dans la liesse.
Dès la fin du 19e siècle, à Montréal comme à Québec, l’ajout de fanfares donne un relief sonore qui ne passera pas inaperçu. La programmation de thèmes nationaux commémoratifs, tel cet hommage aux chansons populaires (1928), à la mère canadienne (1943) ou encore, ce tribut au fleuve Saint-Laurent «la route qui marche» (1959), sont des motifs supplémentaires qui donnent une ampleur renouvelée à l’événement et dont la célébration contribue à perpétuer la flamme patriotique des Canadiens français.
Cette fierté nationale aiguisée par la tradition du 24 juin donne l’impulsion à la Belle Province pour adopter de nouveaux symboles nationaux, tel le drapeau fleurdelisé devenu l’étendard officiel du Québec en 1948, ou encore, le lis blanc, adopté en 1964, à titre d’emblème floral – bientôt relayé par un choix plus judicieux : l’iris versicolore, puisque ce dernier, contrairement au précédent, appartient réellement à la flore indigène du Québec.
Au gré des décennies, la fête «de la Saint-Jean» prend successivement la couleur et l’humeur du moment, adoptant tantôt un ton politique et revendicateur, scandant avec ferveur le pays à venir et l’idéal indépendantiste durant les décennies 1960-1970, pour muer plus tard en une célébration plus inclusive et consensuelle volontairement tendue vers les Québécois de différentes origines, faisant la part belle aux communautés culturelles dont le legs à leur société d’accueil en fait un pays au devenir de plus en plus métissé.